L’utilisation du chêne-liège pour les ruches
Exemple, avec l »apiculture à Roquebrune au XVIIe siècle, par Bernard ROMAGNAN.
Le Var est aujourd’hui un des premiers départements apicoles de l’hexagone. Des recherches récentes ont montré que le massif des Maures était, depuis la période médiévale, un territoire particulièrement propice à l’apiculture.
A partir du dépouillement non exhaustif de cadastres des archives communales de Roquebrune ainsi que des minutes notariales pour l’essentiel du XVIIe siècle, cette modeste étude a pour but d’essayer de cerner la place de l’apiculture dans l’activité agricole de cette communauté avant la Révolution française : la spécificité du massif où pousse le chêne liège, et l’utilisation de son écorce pour produire des ruches ; les différents acteurs et les lieux qui ont permis son développement ainsi que ses rapports avec la gestion globale de l’espace forestier.
Le massif des Maures est un massif métamorphique dans lequel pousse des essences spécifiques aux sols siliceux et en particulier le chêne liège, Quercus suber, lou suve en provençal. Son écorce, appelée liège, est un tissu végétal complexe aux étonnantes propriétés. Le liège associe une faible densité, à l’imputrescibilité et l’imperméabilité, mais c’est surtout un excellent isolant thermique, acoustique et vibratoire. Son exploitation est connue dans le massif des Maures depuis au moins l’Antiquité. En 1985, au cours d’une fouille rue Félix Brun à Toulon, les archéologues du Centre Archéologique du Var ont mis au jour les vestiges du port de Telo Martius, dont la bordure du rivage avait été stabilisée par des troncs de chênes-lièges. L’analyse des cernes de ces spécimens a montré que les arbres avaient été écorcés au Ie s. av. J.-C [1].
Dans le massif des Maures la ruche, nommée brusc [2], était confectionnée dans un canon de liège. C’est un morceau de liège, retiré de l’arbre après que l’on a pratiqué deux découpes horizontales en haut et en bas du fragment désiré et une seule incision verticale. L’écorce se présente alors sous une forme tubulaire, d’où son nom. Il suffit de munir le canon, de deux croisillons de branches fines d’arbousier, bruyère, châtaignier, ou autres essences réputées imputrescibles, pour faciliter l’installation du couvain et son développement ; de pratiquer quelques petites encoches dans son rebord inférieur afin de permettre l’accès aux abeilles ; de maintenir fermement les deux bords de la fente verticale en les liant avec des cordes de chanvre [3] ; puis de couvrir le tout d’une planche de liège, légèrement inclinée et fixée par des chevilles de bois [4], pour disposer d’un nouveau brusc.

Ruche en liège fabriquée par Albert Giraud.
Jean-Antoine Fauchet, préfet du Var de 1800 à 1805, dans sa célèbre « Statistique générale de la France, publiée par ordre de sa majesté l’Empereur et Roi, département du Var », indique: « les vides qui restent sont bouchés avec de l’argile, ces ruches sont d’une longue durée et d’un transport facile ». Il rajoute : « On n’a jamais pu élever beaucoup d’abeilles dans les pays de vignes et d’oliviers ; il faut à ces insectes des terres incultes étendues. Les montagnes schisteuses et granitiques et celles qui limitent le département du côté du nord, sont les pays où leur éducation a été constamment plus soignée.
Sur les premières, le thim, le romarin, l’aspie, le stoechas, les cistes, les bruyères, le myrthe, l’arbousier croissent en abondance, mais le miel en est jaune et de qualité médiocre ; au nord, la lavande, le buis, le serpolet fournissent un butin immense aux abeilles ; le miel y est blanc et agréablement parfumé » [5].
Quelques rares cadastres des communautés des Maures nous fournissent de précieux renseignements concernant l’apiculture sous l’Ancien régime.
A St-Tropez, dans les toutes premières années du XVIe siècle, un dénommé Philip Heust possédait 10 ruches qui devaient rapporter une modeste récolte apte à satisfaire des besoins familiaux, mais les 60 ruches de mestre Luco Augier semblent avoir été entretenues pour en tirer un revenu et fournir une clientèle [6]. Un cadastre de la Garde-Freinet daté de 1620 [7] nous est particulièrement précieux car on y dénombre pas moins de 4355 bruscs ou ruches réparties dans 80 apies ou ruchers, signe d’une intense activité apicole dans le Freinet [8].
A Roquebrune, le dépouillement partiel des minutes notariales permet de disposer d’un corpus de quarante mégeries ou fermages à mi-fruits. 45 % de ces documents sont d’ordre privé dont les possédants biens de Roquebrune sont bourgeois, marchands, maréchaux ferrants, nourriguiers, ménagers, et même un coseigneur de Roquebrune en la personne d’Honoré Attanoux, conseiller du Roy au siège de Draguignan.
55% des contrats sont signés par les prieurs de huit autels et luminaires érigés dans l’église paroissiale de Roquebrune : N.-D. de l’Avelan, Corpus Domini ou du Saint Sacremant, N.-D. du St-Rosaire, du Purgatoire, saint Jean, saint Sébastien, saint Aygulf et saint Antoine ; ou bien des confréries des chapelles de N.-Dame de la Roquière ou de Sainte-Candie, des Frères pénitents blancs et de Saint-Eloi. Si les propriétaires privés étaient soucieux de faire prospérer leurs ruchers et de réaliser de fructueux bénéfices avec la production et la vente de miel ou de cire, les onze luminaires et confréries étaient avant tout intéressés par la cire produit indispensable à l’éclairage et l’entretien de leur autel. Pendant cette période, les confréries jouèrent un rôle non négligeable dans le développement de l’apiculture dans les Maures. Les mégeries de cette sorte se rencontrent fréquemment dans les communautés du massif et cela depuis la période médiévale. Ainsi à Roquebrune en 1450, Antoine Benet et Antoine Félis, operarii candele Nostre Domine de Lhanclono, ouvriers de la luminaire N.-D. de l’Avelan, donnèrent en fermage à Peire Latil, quadraginta alveos abehatos, pour 6 ans, moyennant la rente annuelle de 20 sous [9].
Les contrats sont signés, dans la plupart des cas, pour une durée de cinq années. Les mégiers ou fermiers habitent tous Roquebrune et sont généralement qualifiés de travailleurs et par deux fois d’issartiers. Ils doivent prendre en charge l’entretien de 18 à 240 « maisons de mouches à miel sive bruscz abbeillas » [10] soit une moyenne de 75 ruches environ.
Les maigres renseignements glanés dans le cadastre, CC. 8, des Archives Communales de Roquebrune, daté de 1657 [11], indique, dans les biens possédés par Barthelemy Allons : une luegue d’apier située au quartier de Pétignon avec « une maison, un jas, autres bastiment, patec, terre, verguier avec ollivier » [12] ; par ailleurs le contrat passé en 1629 entre Gerfroy Jauvat de Saint-Tropez et Guilhem Feran de Roquebrune, stipule qu’un apier avec une maison, un jas, vigne et issarterie se trouvent dans l’acapte de G. Jauvat au carton du Revest [13]. Ce type de configuration qui associe un apier à une habitation correspond à une production domestique et se rencontre fréquemment dans l’ensemble de la Provence.
Pourtant, les apiers mentionnés dans les minutes des notaires de Roquebrune sont, pour la plupart, situés dans une « issarterie ».
L’essart était un espace faiblement arboré dans lequel on semait la première année du blé, la seconde du seigle. Au préalable, on avait défriché l’espace à mettre en culture, la broussaille avait été brûlée et la cendre répandue sur le sol pour l’enrichir. Après les deux récoltes, la parcelle était laissée en jachère de 10 à 20 ans.
Dans le terroir de Roquebrune, les bonnes terres labourables étant rares, on cultivait également les céréales dans les collines sur des essarts. Le cadastre dit napoléonien de Roquebrune (1826) indique que, sur l’ensemble de la commune, 70% des espaces cultivés étaient des essarts. Et ce pourcentage atteint 90% pour la section F dite de Villepey, comprenant les quartiers de Bougnon, la Gaillarde et Villepey.
Il semble donc que l’essart ait été un type de culture particulièrement favorable à l’entretien d’abeilles, dans la mesure où après les deux années de culture, pendant le temps de jachère, l’espace défriché permettait la repousse de fleurs mellifères puis la croissance d’essences comme la bruyère ou l’arbousier, arbustes dont les fleurs permettent aux abeilles de butiner.
A Roquebrune on trouvait des bruscs abeilhats dans les cartiers de Pétignon, Bougnon ou la Gaillarde, mais ce sont les différents cartons du Revest qui semblent avoir été les plus appréciés. Ainsi dans l’acte passé le 7 juin 1670 entre les prieurs de « la luminaire du Très Auguste et Adorable Sacrement de l’autel » et Jean Marenc issartier, il est indiqué que « attandu que les parties ont reconnu que les bruscs ne sont pas bien logés, seront changés l’hiver prochain et portés à fraix communs dans le terroir du Revest, cartier de St-Dalmas » [14].
L’entretien de tous ces apies suppose la fabrication de bruscs. La plupart des contrats de fermage précisent qu’en cas d’accroissement du rucher les mégiers devaient partager les frais de « toutes les maisons que conviendra acheté ». Rares sont les documents qui informent sur la production spécifique de bruscs. En 1627, les rentiers du carton du Revest, autorisèrent Antoine Piche et Jean Martin, travailleurs de Roquebrune, à lever du liège pour en faire des patins à 8,5 florins le millier [15] et des bruscs à 2 florins la douzaine. Ce document laisse supposer qu’une partie de ces bruscs étaient exportés dans la Provence calcaire. Un témoignage tardif, des premières décennies du XXe siècle, nous en donne un bon exemple : Marcel Bain du hameau de Saint-Bayons à Comps, se rappelle être allé avec son père apiculteur, à La Mole via la Garde-Freinet, pour charger de nuit sur sa charrette 60 bruscs abeillats, afin de renouveler son rucher [16].
Cet article a permis d’entrevoir le développement de l’apiculture dans le massif des Maures et particulièrement à Roquebrune depuis la période médiévale, la spécificité de la construction de ruches en liège et le rôle des personnes privées et particulièrement des confréries dans cet essor. Mais l’étude de l’apiculture à Roquebrune nous invite surtout à mesurer la place jouée par la culture en essart dans le massif des Maures, facteur essentiel de l’élevage des abeilles. Cet aspect de l’histoire agricole de Roquebrune mériterait une étude plus précise et plus étendue dans le temps, pour confirmer et compléter les éléments et hypothèses proposés.
Bernard Romagnan
SIVU-tourisme du Golfe de Saint-Tropez / Pays des Maures
[1] Voir CAG du Var, p. 800.
[2] En provençal, les deux dernières consonnes ne se prononcent pas.
[3] Avec du fil de fer à partir du XIXe siècle.
[4] Garcin (E.), vers 1840, précise : « il y est fixé avec des chevilles de bois de bruyère », notes inédites, Bibliothèque Municipale de Draguignan, dans Lou Terraïre, année 1986, p. 1 à 17.
[5] Paris, 1805, p. 281.
[6] Saint-Tropez, A. C., CC. 2.
[7] A. C., CC. 2.
[8] Le Freinet est une entité géographique comprenant, depuis la période médiévale, approximativement les communes des cantons actuels de Grimaud et de St-Tropez.
[9] 23 septembre 1450, A. D. Var, 3 E 539, f° 38.
[10] 1668, 22 décembre ; A. D. Var, 3 E 10 / 168, f° 681v°.
[11] Je me dois de remercier Armand Toulon et le personnel des archives communales de Roquebrune de m’avoir fourni copie de ce document.
[12] CC. 8, f° 28..
[13] 10 janvier 1629, A. D. Var, 3 E 10 / 105, f° 213v°.
[14] A. D. Var, 3 E 10 / 169, f° 2029.
[15] Les patins sont des sortes de semelles en liège exportés alors dans tout le royaume et même au-delà.
[16] Je suis redevable à Jean-Luc Domenge, de ce précieux renseignement qu’il a glané au cours d’enquêtes menées dans le pays du Verdon vers 1980. Qu’il en soit remercié.
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