Charles Dutelle, disparition d’un monument
1. Une vie au service du bois
Charles, c’est l’histoire de la multiplicité d’un tout : le bois. Hier, à Porquerolles, qu’il a rejoint pour l’éternité le 30 octobre 2024, à Besse-sur-Issole au bout d’un chemin discret à la sortie du village, et pour ses vacances en Italie, à deux pas d’une forêt de châtaignier où il restaura deux cabanons en ruine. C’est l’histoire d’une simplicité dans des réalisations infiniment grandes. C’est l’histoire d’une vie au service des autres et une leçon d’humilité. C’est l’histoire de Charles, que nous n’oublierons pas.
Ébéniste, scieur au bois montant, menuisier, artisan, fabricant de meubles, restaurateur, conteur, transmetteur, et on en oublie forcément… Riche de ses mains d’or, et d’un esprit alerte et farceur, Charles est né dans le même village que Pierre Rabhi (avec qui il avait partagé un moment privilégié quand il était venu en conférence au Luc), à Kenadsa en Algérie française. Il en parlait souvent, et avait dès l’âge de 5 ans, une seule obsession : le bois… comme une évidence ! Mais pas que : la mécanique, le patrimoine, les murs en pierres sèches, la construction, le passionnait tout autant. Un touche à tout, avec talent et énergie, dans le partage et l’excellence.
Une belle étoile t’a mis l’art dans les mains et la manière au cœur. Des mains qui façonnent et un cœur qui donne, libre, enthousiaste et rieur. Forêt d’essences rares et tanins riches du meilleur tonneau, tu as aimé la vie comme un matin du monde, les humains si imparfaits comme de pardonnables enfants et le bois comme un ami fascinant. On pissera moins de tant pleurer, mais c’est aussi de joie : connaître un type comme toi, ça aide à croire non pas en Dieu mais pire, en l’Homme. Adessias Charlie, tu vas voyager léger comme du balsa : on garde un peu de ton sourire, et beaucoup de lumière. Merci. Bastien Psaïla |
Photo 1 : projet avec le designer Noé Duchaufour-Lawrance, réalisé par Charles Dutelle et Jean-Michel Roy (ébéniste à La Crau). |
Aux frontières de l’artiste et de l’artisan, avec Charles, tout devenait possible. Car au fond tout peut être réalisable, oui, tout peut être simple entre de bonnes mains. Il aimait innover, se remettre en question.
De la restauration de meubles Renaissance au Design, il excellait, aidant chaque année designers et étudiants à réaliser leurs pièces dans le cadre du Concours d’Art et de Design Quercus Suber. D’ailleurs, le nom du Concours avait été choisi lors d’une réunion du Groupe de travail autour du chêne-liège, chez lui, tout comme l’idée de la présente Gazette, du site internet : le Portail du chêne-liège et de son référentiel d’acteurs.
Quant à la marqueterie, évidemment sa spécialité, il prenait souvent l’exemple des Ateliers de Nice, qui, au contraire de ceux de Naples (et de pleins d’autres), vont s’appuyer avant tout sur les ressources locales et en faire leur force. C’est notamment le cas de l’usage du bois de l’arbousier dont la couleur se rapproche le plus de celle de la peau humaine.
La marqueterie niçoise : un exemple inspirant. |
Avant le rattachement de Nice à la France en 1860, de riches hivernants choisissent la ville pour son climat tempéré, tout comme de nombreuses villes de notre Région SUD Provence-Alpes-Côte d’Azur (Hyères, Saint-Raphaël, etc). L’essor d’un tourisme aisé, en quête de souvenirs de qualité, contribue à développer des techniques de production afin de réaliser des objets et petits meubles qui vont se révéler d’une étonnante qualité. À partir de 1822 un artisan niçois : Claude Ginello crée un atelier de marqueterie qui va utiliser les ressources locales abondantes, grâce à la culture massive d’agrumes et d’oliviers. Très vite d’autres ateliers s’installent dans les nouveaux quartiers, certains comptant jusqu’à 200 ouvriers. Peintres, ébénistes, serruriers et tapissiers produisent de véritables œuvres d’art. La structure des objets est en bois d’olivier, choisi pour sa couleur et son veinage si particulier. Les décors sont conçus à partir des arbres locaux, notamment l’arbousier, la bruyère, le buis, le figuier, le jujubier, le caroubier, ou encore le cyprès. Les Ateliers de Nice ont pu en inspirer d’autres par l’excellence de leurs travaux. On disait même qu’il était difficile pour certains objets de dire s’ils étaient marquetés ou peints. Le plein essor de cette activité se manifesta de 1840 à 1870. La production fut essentiellement faite de petits objets tels que des boîtes à thé, casiers à musique, cave à liqueur, albums, buvards, plateaux, boutons de manchettes. Dès 1890, la marqueterie traditionnelle va être supplantée par la production de boîtes peintes aux inscriptions à l’encre de Chine. Le changement de clientèle, son goût pour de petits objets souvenirs à bas prix, sont la cause de nouvelles productions plus simples d’exécution, c’est la fin de cette belle parenthèse, qui restera cependant une source d’inspiration, comme ce fut le cas pour Charles Dutelle tout au long de sa vie. |
Photo 2 : le moulin du Bonheur après sa restauration. |
La restauration du Moulin, un chantier majeur
Pendant presque 2 ans, Charles Dutelle va sûrement réaliser un de ses plus gros chantiers, à savoir la restitution du mécanisme et de la charpente du Moulin du Bonheur qui était totalement en ruine (sans toit ni mécanisme, couvert de végétation, perdu dans le maquis) situé sur l’île de Porquerolles, à 200 mètres du fort de Saint-Agathe.
Le Moulin du Bonheur, datant très probablement du début du 18ème siècle, est un moulin à vent typique du littoral provençal voire même du littoral varois. Cependant, certains indices tendraient à laisser supposer que ses premiers bâtisseurs venaient plutôt de la région d’Apt dans le Vaucluse.
Le moulin est typiquement reconnaissable à sa tour ronde, bien épaisse et trapue d’environ 6 mètres de haut pour autant de diamètre bâtie en moellons de pierre maçonnés, à son toit conique ramassé nettement en retrait et couvert de bardeaux en bois, à sa porte au nord d’où l’on attend rarement du vent et enfin à ses impressionnantes ailes, aussi en bois. À l’intérieur, la disposition et les ouvrages sont, là aussi, typiques du genre local.
Missionné par le Parc National de Port-Cros, maître d’ouvrage, Charles va réaliser la charpente et la mécanique, le tout en bois. Non sans apporter des améliorations au projet conçu par son fils Jean-Charles, l’architecte de la restauration-restitution, qui visait la stricte fidélité aux moulins locaux de cette époque et à l’emploi d’essences de bois choisies pour répondre au mieux aux différentes contraintes.
Charles a d’abord exécuté les ouvrages dans son atelier à Besse-sur-Issole où un montage « à blanc » a été fait (avant montage sur place) pour ensuite installer définitivement le tout sur la tour maçonnée qui avait été entre temps restaurée.
Charles Dutelle, « l’homme qui faisait des feuilles avec les arbres » (Odile Jacquemin, MALTAE)
Dans son atelier, les bois exotiques prenaient place aux côtés des bois locaux, de toutes tailles et couleurs. Disposés sur des étagères surchargées mais parfaitement rangées, qualité parfois rare chez les artisans du bois, offrant la noblesse de cette matière au travers des 200 m² de son atelier.
Sa machine au bois montant permet d’obtenir du placage de très haute qualité à une échelle de production artisanale. La qualité du placage provient du principe même de scier qui, contrairement au procédé industriel de tranchage ou de déroulage, évite l’ébouillantage préalable destiné à attendrir le bois (et qui par effet secondaire éteint le bois par délavage).
Le placage scié conserve donc au mieux la structure et la couleur du bois non dénaturé, tout en permettant d’obtenir des feuilles d’une épaisseur plus importante. Autant de caractéristiques qui rapprochent le placage scié de la noblesse du bois massif.
L’atelier était donc un océan gothique de couleurs, de ronces, de particularités diverses et variées, jusqu’aux lianes, des petites tranches et des très grandes. Des tranches de vie et de belles choses à partager, également, et ce à toute heure, car les heures n’avaient pas d’emprise et les discussions ne connaissaient pas de limites. Il savait prendre le temps, même quand il ne l’avait pas, et ça, combien peuvent en dire autant…
« Personne n’est irremplaçable », mais quand il n’y en a qu’un, on fait comment ?
La machine qu’il avait conçue et réalisée (en grande partie) était unique en France. Elle tirait les leçons de son expérience acquise en restaurant d’anciennes scies au bois montant du XIXème siècle et en produisant avec, des années durant. « Ce métier de scieur laisse du temps pour réfléchir », disait-il.
La scie au bois montant est donc orpheline désormais. C’est la difficulté de certaines de nos filières de l’artisanat, c’est leur côté fragile car unique, irremplaçable. Considérer l’artisanat comme une éternelle voie de garage n’aide, ni à sa transmission, ni à son développement, tant de choses tiennent entre les mains d’une poignée de passionnés et quand ils ne sont plus là, on en fait quoi de tout cela ?
« Le plus dur, ce sont les 80 premières années dans ce métier, après ça va » se plaisait-il à répéter, jusqu’à son dernier jour : il aura vibré pour le bois emportant plusieurs planches lors de la journée du liège au Domaine de Baudouvin, pour l’éternité désormais… Il nous laisse un travail formidable : à nous, collectivement, de le prolonger.
Nicolas Plazanet, avec la participation de Jean-Charles Dutelle.
Agenda |
Nous devions le faire avec Charles Dutelle, mais ce sera maintenu : un atelier sur la marqueterie au Musée de la fleur à Ollioules le samedi 11 janvier 2025 à 14h30 (10€, place limitée), inscription sur: https://billetterie-ollioules.mapado.com/event/444428-ateliers-utlo-autour-du-bois Un second atelier se déroulera le samedi 25 janvier, également au Musée de la fleur à Ollioules, sur la thématique du liège, inscription via le même lien. |
2. Les témoignages d’une filière
Les marques d’estime ont été nombreuses. Nous en avons sélectionné quelques extraits parmi tous les témoignages reçus, qui lui ressemblent et qui nous rassemblent.
Charles était un incroyable passionné, toujours prêt à aider quiconque croisait son chemin sur la route du savoir. Chez lui, la porte était toujours ouverte, la table à partager, et tout le bois du monde à découvrir. Quelle beauté dans son regard malicieux, son âme blagueuse, ses mains travailleuses ! Nous n’oublierons jamais son accueil et sa grande amitié. Il restera gravé dans nos mémoires et nos plus belles pensées s’en iront avec lui dans le vent du moulin de Porquerolles.
Jeanne Guyon et Alexandre Motto
Charlie était aussi et surtout un homme jovial, joyeux et incroyablement généreux !
Combien de fois nous a-t-il, avec Marie-France, accueilli à bras ouvert chez eux, d’abord autour d’un café, puis même souvent autour d’un repas, alors que nous venions simplement pour discuter, échanger ou les rencontrer ?
Combien de fois avons-nous pu nous appuyer sur son expertise et ses précieux conseils ?
Combien de fois avons-nous pu compter sur sa disponibilité quasi-immédiate pour nous aider dans une quelconque tâche ?
C’était quelqu’un qui, indéniablement, aimait et souhaitait transmettre sa passion, son savoir. Et on ne s’en est pas privés !
Merci Charlie, un immense merci pour tout ce que tu nous as donné et transmis. Tu nous manqueras terriblement.
Loïc Frayssinet
En rencontrant Charles, j’ai découvert non pas une, non des forêts. Des forêts de savoir et autant de bois riches de leurs histoires. Des bois vivants et colorés. Comme lui.
Clara Le Fort
Charlie, tu feras toujours partie de ces rencontres qui donnent du sens et nous aident à (re)dessiner nos chemins. Tu étais un homme au grand cœur et aux mains d’or, généreux et passionné, tu as su répandre ton amour de la nature, du bois, du geste et plus largement ta joie de vivre enivrante.
Une rencontre, c’est un instant qui marque le temps, et on peut dire que tu avais ce don de transmettre et de partager d’une si belle manière que tu laissais forcément un doux sillage sur ton passage.
Claire Holive
« Le plus dur dans ce métier, ce sont les 80 premières années, après ça va mieux », le plus difficile commence maintenant, sans toi, sans ton soutien de tous les instants, sans ta grande générosité, ta vivacité, ton talent, ton esprit, ton énergie au travers de tes nombreuses passions que tu aimais partager. Charlie, avec toi, c’est une bibliothèque qui brûle, un ami qui s’en va.
Nicolas Plazanet
Comme toi, j’aime explorer toutes les techniques pour sublimer le bois et pour moi, le livre.
Il est doux à notre époque de rencontrer les qualités et les encouragements à persister dans une voie bien difficile, de prendre tout cela avec beaucoup de philosophie, de détermination et d’humour.
Tout cela fait de toi un personnage marquant, attachant et inoubliable.
Alain et Annick Taral
Ta passion pour l’artisanat du bois était bien sûr inspirante, mais plus remarquable encore me paraît être l’amour que tu vouais à la vie en général et à autrui en particulier.
Clément Garnier
Tu aimais expliquer, rendre service, toujours avec patience et délicatesse, sans jamais nous écraser de ton savoir qui pourtant était si grand.
En plus de nous apprendre le bois, quelles leçons de sagesse, de gentillesse et d’humilité tu nous as données.
Fabienne Tanchaud
Il a été un être humain, tellement humain, et il m’a tant montré, bien au-delà de tous les bois.
Il a ouvert sa porte, ses bras, son âme entière et il a partagé ses mots, ses mains, son temps, sans aucune retenue.
Même une fois que je suis partie, il a toujours été là, et il continuera de l’être.
Il a fait partie de ces rencontres qui transforment des chemins, et qui laissent une trace gravée dans la matière, dans les vies.
Merci pour ces parenthèses si douces et solaires, partagées avec vous deux, qui m’ont donné tant de force et d’envie.
Louise Hurth
Toute l’équipe de la villa Noailles adresse ses plus sincères condoléances à la famille de Charles Dutelle et partage la tristesse de tous les amis, les professionnels et les admirateurs qui ont eu la chance de le rencontrer ou de travailler avec lui. Charles Dutelle a permis la réalisation de projets inestimables autant professionnels qu’humains, inscrits sur le territoire que nous partageons, entre tradition et innovation.
villa Noailles, Centre d’art contemporain d’intérêt national
Jean-Pierre Blanc, directeur général, et toute l’équipe
Le départ de Charles semble irréel. Il avait en tête tellement d’idées, de projets, ses yeux pétillaient. Notre collaboration autour de la Balançoire U. pour Studio Sénac a commencé suite à la Fête de la Ruralité où nous nous sommes rencontrés en avril dernier. Depuis, il avait réussi à donner vie au dessin de la designer Lily Saillant avec une fulgurance, une vivacité et un talent incroyables ! En un seul coup d’œil, il avait tout perçu de la poésie et des contraintes de la pièce.
Sandra Barbier
« La scie au bois montant est orpheline ! »
C’est la première réflexion que j’ai eue en apprenant ton départ vers ce monde d’où l’on ne revient pas.
Voilà bientôt 20 ans que l’on s’est rencontré, immédiatement la passion bois commune sous toutes ses formes nous a rapproché, ce n’était pas un hasard, que de souvenirs!
Avec toi Charly beaucoup d’échanges de savoir, de complicité pour aller exposer sur différentes fêtes du bois régionales, de curiosité et découvertes allant du bois le plus commun local aux bois rares et précieux.
Jacques Trocherie
Après l’énergie du vent ressuscitée, l’énergie humaine à l’œuvre, l’entrée dans toute une vie, de passion, de travail, d’intelligence, de talent et d’amour… un nouveau surnom s’y engouffra, digne de l’universalisme d’un Giono : « Charlie, l’homme qui faisait des feuilles avec des arbres »
Odile Jacquemin et Jean-Louis – MALTAE
Un passionné, passionnant.
Une rencontre comme on en fait pas souvent !!